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Textes Auteur(e)s Jean-Mi
Textes hors-recueil
74. Grandes vacances
Jean-Mi
Une des nouvelles du recueil "Je ne serai jamais vieux" (éd. Méréal, 1997, épuisé)
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Grandes vacances

Grandes vacances

Nous tenons à remercier ici le docteur B. qui nous a confié les manuscrits de son patient





PREMIER MANUSCRIT






J'étais tombé bien bas. La liberté s'épaississait, devenait crayeuse ; les temps errants, l'été, la chaleur, la paresse hantaient l'appartement. La télé aussi. Incapable de lire, d'écrire, je regardais n'importe quel programme : séries américaines, histoire de l'art gothique, recyclage de la plume d'oie dans le Périgord... Le reste du temps je pleurais, cherchais le sommeil, crevais de peur.



Certes, elle m'écrivait, téléphonait, mais nous ne vivions plus ensemble ; le passé se décomposait sous mon nez ; tous les matins je vomissais, j'espérais que l'univers viendrait avec.



J'étais en vacances. Pour la première fois je devais les digérer seul. Juillet s'acharnait, je suais au front de toutes les HLM ; je maudissais la mémoire, haïssais le présent, tandis que l'avenir pondait ses nœuds coulants dans ma tripaille. J'étais en vacances. Je nageais dans ma silhouette. J'étais tombé bien bas.



Je mangeais à ma faim et buvais à ma soif, je chialais à ma tristesse et riais à mes miroirs ; j'essayais de croire , en moi, par exemple  ; je m'écoutais vieillir, rassemblais les miettes de foi avec mes yeux. Je regardais n'importe quel programme.



Connais-tu la grande fatigue, celle qui harasse le moindre geste ordinaire ? La vaisselle s'entassait, baignait dans l'asthénie de graille, les fenêtres fignolaient une brume permanente, la poussière complotait avec les araignées. Lit sinistré. Haleine de vide-ordures. Tapis mouvants... Sûr, le grand meeting des blattes et des rongeurs ne tarderait pas. Les larmes ne lavaient pas grand-chose, le fou rire n'astiquait rien. Restait la buée des verres.



Certes, elle m'écrivait, je répondais, je me souvenais, martyrisais le temps ; il me le rendait bien. Un vieil instant couinait dans l'ombre du salon.



Je n'y pouvais rien : elle me hantait.
Allez, concentre-toi, essaye de croire vraiment à ta liberté, ta volonté. Tu deviendras friable, sec, tu étoufferas sous tes propres gravats. J'ai abusé de ce genre de lointains. Depuis, j'ai mal à mes distances, elles boitent et n'en finissent pas de se cogner aux perspectives. Croire en soi ? Non, terminé. Je ne décide rien, rien ne m'appartient ; et quand je mâche ainsi la première personne, je m'agenouille encore devant le ridicule. Moi, coïncidence sur pattes, fugitive comme une rancune de piaf, ruse des mots pour circonvenir le quotidien, expédier les affaires courantes, ne pas semer l'intendance. L'arbitraire s'est trouvé une viande affamée d'autres viandes, il dévore, absorbe, et s'injecte, au risque de faire naître une nouvelle errance, unique, qui , au mieux , appellera mystère sa trouille et âme son ignorance. Pas le choix, je ne pouvais résister à la lente fonte de mon front sur la fenêtre, jusqu'à ce que la silhouette aimée m'accorde un instant pur entre « Il était une fois » et le premier parking.



Puis le frigo fut vidé, les paquets de nouilles froissés et jetés, les œufs cassés, battus puis avalés sous forme d'omelettes pleines d'idéal ; bref : il me fallait sortir, prendre des risques ou mourir. Incapable de choisir, je ne pris pas de décision, ce fut elle qui s'imposa : une sorte d'évidence en armes mena un putsch éclair entre mes tempes. Son pouvoir ne se heurta à aucune résistance. Je dus me laver, me raser, retrouver mon cabas et aller faire provisions.



Confit de canard en promotion. Musique baveuse. Môme calé dans le caddie entre le PQ et l'avenir. Au rayon lingerie, une jeune fille se rince les doigts dans la dentelle de sa future petite culotte. Fruits et légumes, les bronzages tout récents flottent sur l'haleine des melons tandis que la pâleur piétine sans pitié la laitue en sachet. Charcutier traiteur, céleri rémoulade, mortadelle mélancolique...
- Monsieur, voulez-vous déguster cette nouvelle saucisse sèche pur porc ?
- Non, merci, je mâche un chewing-gum.
Gelée couveuse d'œufs mollets, blues lent de file d'attente, torpeur de paella... Oui, ce sera tout. Ne pas oublier le café ni la lessive.
J'hésitais quant au choix de ce dernier produit lorsque c'est arrivé : les paupières battent, s'échappent, les forces sont aspirées comme une huître, on tombe, conscient et aveugle, on veut appeler, mais impossible d'émettre un son, la mort est imminente... mais non, la lumière revient, l'énergie aussi. On se relève. Des gens approchent.
- Vous voulez vous asseoir, Monsieur ?
- Oui, merci.
Balbutiant des remerciements à la jeune personne si prévenante, un autre vertige colonise mon cerveau : C'est Annie !... Impossible, Annie a un an de plus que moi. Ca fait du 41. La petite employée ne doit guère dépasser la vingtaine. On devine sous sa blouse et sa démarche réglementaires un petit cul moulé comme une nostalgie. Mais putain de ressemblance ! Les mêmes yeux à te tirer les burnes vers l'arc-en-ciel, le même sourire qui dit : « Je t'aimerai quand tu seras Robin des Bois et de l'Autoroute ». Bon, je vais faire le héros légèrement fatigué.



En fin de compte, je ne parvins qu'à lui faire le mec très las. Elle m'a fait sortir par une caisse spécialement ouverte pour les handicapés. Sur le parking, j'ai croisé Porchiffon Lagadoue.




Porchiffon Lagadoue, personnage de légende dont j'ignore la véritable identité - et à qui certaines rumeurs tortueuses prêtent des facultés et pratiques que la Raison récuse - sort du bistrot, guidé par quelques bières. Pull jacquard dont les motifs ont peine à préserver leur visibilité, parmi les taches de graisse, de mémoire, de limon des temps pourris. Pieds nus dans des baskets exténuées, il pousse son vélo, les lunettes embuées de résolution, le cou tendu vers l'avenir. Mais il s'arrête bientôt, hagard, semble se souvenir brusquement, il fait le crabe, recule, esquive, le short trop grand pour cette absence de fesses. Pourquoi ne pas céder aux charmes du quai de la gare ? Direction Rambouillet. Porchiffon Lagadoue use depuis longtemps d'une technique d'approche qui pour être inefficace n'en témoigne pas moins de sa soif de communication. Ayant observé les voyageuses les moins vieilles, il les aborde successivement pour leur demander : Vous prenez le train ? Rituel identique direction Montparnasse. Les charmantes usagères de la SNCF, selon les cas, détournent le regard sans rien dire, rient et risquent une plaisanterie du genre : « Non, j'attends le vol pour Ottawa », ou bien répondent un « oui » polaire. Mais je ne sache pas qu'une seule se soit scandalisée, effrayée, enfuie en hurlant... C'est qu'il n'émane de Porchiffon aucune salacité faunesque ; de toute évidence, ses baskets ne dissimulent pas des pieds de bouc ; non, ces dames ne risquent rien, leur intuition les en informe instantanément. Malgré ses échecs quotidiens, il ne se décourage pas : tous les jours, un héron en short se rend à la gare. Tu penses comme tu veux... Moi, j'y vois une certaine noblesse.


Quoi qu'il en soit, ce jour-là, au moment où je le croisai sur le parking, il marmonnait comme d'habitude, mais, cette fois, il me sembla bien le comprendre. Il disait ; « Crétin , c'est elle, Annie. »


*


Mon malaise dans le magasin n'était pas le premier. Consultations et examens médicaux avaient attesté ma parfaite santé physique. Pourtant, merde, c'était pourtant bien moi qui morflais...


Arrivé chez moi, je m'émiettai sur le canapé pour essayer d'être le moins possible.


Je me réveillai en sursaut vers deux heures du matin. On avait sonné à ma porte. Je me rassemblai le plus vite possible pour aller voir. J'ouvris. Personne. Palier noir, effluves de vieux dîners, rien d'autre. Je refermai en me demandant si j'avais déjà rêvé si vrai.


Débarrassé de mes vêtements, je me recouchai, mais, cette fois, dans mon trop vaste lit. Lumière allumée, je fumais gauloise sur gauloise en contemplant les photos fixées sur le mur d'en face. Temps punaisés dans ma viande, délectation morbide de l'instant ravi de saigner son nevermore.... Comme c'était bien, nous... comme c'est merveilleusement et niaisement douloureux...


Soudain, je m'avisai, non sans un grand « Putain ! » mental que, depuis au moins une heure, je m'étais accoutumé à ce phénomène , disons : singulier: les photographies bougeaient. Certes, fort peu. Mais je voyais distinctement les quelques secondes ayant précédé le cliché : mouvement d'un bras, naissance d'un baiser, geste menu masquant le rire... Et clic, plus de temps, du gel. C'est un étrange petit oiseau qui me sortait des yeux.


Je me précipitai dans la salle de bains pour m'y refaire un visage. Revenu dans ma chambre, j'observai les photos de plus près. Elles bougeaient toujours.


J'éteignis la lumière et me retranchai dans le salon que seule la télé éclairait. Je mis le son. Documentaire minutieux relatif aux protozoaires et aux myriapodes. Pas passionnant, j'en conviens, mais rassurant. Je repris conscience à l'aube. Informations : guerres, désastres, crimes, football... rien de neuf, à part un pauvre type non encore identifié retrouvé mort près de l'étang de ma commune. Crime ou suicide ? Les enquêteurs ne pouvaient se prononcer.


Après avoir ingéré quelque courage dissous dans un café bien fort, je retournai à mes photos. Pas un geste. Tout était dans l'ordre, donc. Fallait-il s'en réjouir ? Je remis la question au prochain ordre du jour.


Un sacré bout de temps que je n'avais plus de nouvelles d'elle. Elle me laissait choir. Sans doute avait-elle rencontré un homme, un vivant, sûr de lui, sécurisant et plein d'avenir. Cette idée me grillait les synapses, la jalousie me faisait bourdonner du lustre. Je sortis la bouteille de whisky et me bourrai la gueule.


*


Matin ou soir ? Matin, oui, vu l'éclairage du sol où je me suis coagulé. On est quel jour ? Mal au crâne. Danse de l'ours entre les tempes. Tapage chez les voisins. Un beau jour ou peut-être une nuit, je massacrerai tous les voisins.

Sans plaisanter, je dois me lever. Pourquoi ? Pas la moindre idée. Mais c'est comme ça : l'homme doit se lever, même sans amour, sans espoir, sans joie, sans projet, juste parce qu'il a trouvé un peu de viande enrobant son presque rien.


Une fois douché, rasé, lavé de toute tentation métaphysique, j'attendis le facteur. Je l'aime bien, c'est le métier qui siffle. Le facteur pose son vélo et distribue notre courrier en gazouillant un air joyeux, la musique des distances. Déception si la mélodie ne vous est pas destinée : factures, mises en demeure, pas de nouvelles... ou tristes. Ce jour-là, pour moi, la partition était étrange. Je trouvai une petite enveloppe libellée à mon nom, mais sans adresse ni trace postale.


« Tes photos bougent. C'est mauvais signe. Oui, c'est bien moi, Annie. Je sais que c'est incroyable, mais je te jure que c'est vrai. Dans l'état où tu étais l'autre jour, je n'ai pas osé te le dire. J'ai confié ce message à Porchiffon pour qu'il te le porte d'urgence. Tu m'aimais follement quand nous étions enfants. Mais tu étais trop enfant. Aujourd'hui tu es plus vieux que moi. Rencontrons-nous comme tu le rêvais.

Annie  »


Ce fut, bien sûr, la plaisanterie, mauvaise, qui s'imposa comme première hypothèse. Mais ça ne tenait pas : l'auteur de cette missive en savait trop, et je n'avais parlé d'Annie à personne sur cette planète depuis mes douze bougies. Pas à tergiverser : c'était bien elle, Annie, mystérieusement jeune, bloquée dans sa vingtaine, informée de mes secrets par effraction indolore. Quant à Porchiffon, le félon, je comprenais tout ; je voyais distinctement, le message d'Annie dépassant d'une poche de cul de son short immémorial, rebondir de bistrot en bistrot, ricocher de caboulot en «  vieux pote », pour aboutir devant ma porte à deux heures, sonner pour se faire offrir un « dernier » verre, puis, s'avisant des dispositions peu hospitalières de la plupart des Français au-delà de l'heure raisonnable, retourner à son vélo et fuir à toutes pédales dans la nuit gluante. Oui, je le voyais bien, le scélérat...


« Comme je le rêvais... » Inutile d'entreprendre de longues fouilles. Bien que datant des temps néo-archéens, cette rêverie affleurait de nouveau ma présence : elle, vingt ans ; moi, dix-neuf ; nous nous rencontrons par hasard, devant le café La Grenouille ; soir, pluie légère ; nous nous reconnaissons, entrons prendre un pot ; conversation émue, sourires funambules, mains frôlant l'à-peine de leur distance... à la sortie, long baiser, scène ruisselant un romantisme suranné, voire carrément cucul... Mais, qu'est-ce que tu veux, c'était bon.


Je décidai de risquer le rendez-vous. J'attendis donc la pluie légère.


Foutu beau temps. Non, temps lourd, bleu écrasant. Accablé, je dégouline. Aller acheter mon pain c'est accepter le risque de la déshydratation fatale. Insomnies étrangleuses. Je ne peux trouver le sommeil qu'à poil sous une serviette mouillée de glaçons fondus. Tout le jour, mes volets restent clos ; la nuit, les fenêtres grandes ouvertes. Moustiques, comme je vous hais... Ma seule activité : dessiner.


J'ai décidé de mener une expérience : une photo quelconque, sans le moindre rapport avec nous, bougera-t-elle aussi ? Et des dessins ? des portraits d'elle ?


Muni de sa photo, je tente de reproduire son visage. Mais chaque tentative échoue. Malgré le « coup de crayon » qu'on m'accorde généralement, je me retrouve toujours, le dessin achevé, face à une vieille femme au sourire méchant. Je le jette dans un grand sac-poubelle. Je recommence. Même résultat. Bientôt le sac est plein. Je vais le foutre dans le réceptacle à ordures de la cave où, déjà, partouzent les matous.


J'ai cependant conservé un portrait de la vioque car j'ai réalisé progressivement que cette tête ne m'est pas inconnue.


J'explore ma boîte à cartes postales. Parmi les villes et régions touristiques, les anniversaires, les meilleurs vœux... je finis par dégoter la vieille. Selon la mention imprimée au dos de la carte, il s'agit d'une vieille paysanne beauceronne du début du vingtième siècle. Devant la fenêtre de sa ferme pourrie, elle sourit la même méchanceté que mes dessins. Cette carte est muette, nul ne me l'a adressée... Je l'ai probablement achetée. Quelle idée !


Je fixai la carte et mon dessin au mur-musée de ma chambre et j'attendis la nuit.


Vers deux heures, après avoir héroïquement bâfré une flopée de séries télévisées, j'allai me coucher. Je faisais l'innocent ; tu sais : celui qui sifflote un refrain connu comme si de rien n'était, pas question de renoncer à ses petites habitudes, sa petite douche, sa brosse à dents, sa radio, son caleçon tiède.


Une fois au lit, je pris un livre de Benjamin Péret, en relus quelques pages et finis par cette assertion poétique : « Il faut être un pour être deux ».


Fumant gauloise sur gauloise, j'observais les images. Comme d'habitude, ça bougeait, sauf la Beauceronne, ni la carte ni mon dessin... Sûr, ça n'allait pas se passer comme ça ! Je me levai d'un bond, décrochai tous ces instants et les claustrai dans un grand sac Mammouth.


*


Vint enfin la pluie légère.


Le petit jour pleuvait finement sur les passants gris, frileux malgré l'été, sur les heures et les voyages ingrats. Cette bruine tiendrait-elle jusqu'au soir ? Autoriserait-elle les rencontres bouleversantes ? Je n'y pouvais rien. Mieux valait déguster un café sans questions, laver mes yeux aux fenêtres, aux reflets retardataires, avaler la chaleur amère à petites gorgées. Histoire d'accélérer le temps, précipiter le soir, je repris mon crayon et ma peinture et me jetai hardiment dans l'autoportrait. Disposant de quelques photos d'identité, j'essayais d'interpréter mon visage. Echec total. Pas de doute, il s'agissait bien d'identité : à chaque tentative, les formes et les couleurs m'imposaient une tête de vieil homme piégée dans l'entrelacs des rides, un sourire de denture cruelle, un ogre aux yeux pleins de lames. L'ogre était accompagné d'un insecte, d'un chat et d'une corneille. Sac-poubelle.



Vint la lumière des rendez-vous. Il pleuvait toujours, délicatement. Je mis mon imper et partis à pied vers La Grenouille. Je marchais en songeant au Mystère quand deux jeunes connards m'accostèrent. Un grand brun costaud et un petit rouquin chétif, pas rasés, pas lavés, nimbés d'effluves de bière. Le grand, sans la moindre civilité, me demanda une cigarette. Je mentis, affirmant que je ne fumais pas.

- Tu fumes pas, vieux ? demanda ironiquement le balaise

- Non, désolé.

- Tu soignes ta barbaque, tu veux vivre longtemps, mourir sainement, criblé d'air pur ?

- Oui

- Ca va, passe, on s'occupera de toi sous peu.



*


Elle était là, devant le troquet. Elle me tendit ses mains. Je les effleurai en m'approchant. Elle m'embrassa à la légère. Entrons, chuchota-t-elle, les yeux baissés.


- Que fais-tu en ce moment ? demanda Annie, toujours jeune lisse, le regard bleu noyades.

- Je vieillis.

- Tu vieillis bien.

- Accouplé à ce verbe, tout adverbe coquet fait le clown.


Je n'éprouvais rien, ou pas grand-chose : juste un agacement nébuleux. Sûr, l'enfance était ailleurs.


Quand elle osa me dire « Je t'aime », ma patience trébucha :

- Trop tard. Tu es belle, restée miraculeusement jeune, tu sais ce que nul ne devrait savoir, j'ignore par quel sortilège ou enchantement, mais c'est... tu es trop tard.

- Vivons ensemble...

- Pour quoi faire ?

- Nous irons en province. Nous tiendrons un café-épicerie dans un village comptant trois puits, une église, deux fontaines...

- Arrête !

- Mais...

- Je préfère pourrir à attendre... la vraie, celle qui ne blague pas avec le temps.

- Mais elle est partie, elle ne t'aime plus.

Je jetai un billet sur la table. Revêtant mon imper, la voix en équilibre instable, je dis à la belle que je n'avais peur de rien, qu'une Nadja de supermarché ne saurait m'embabouiner bien longtemps, que je n'étais pas de ceux qui refont leur vie. J'ai toujours eu horreur du bricolage.

- Tu vas le regretter, dit-elle doucement, le nez dans l'expresso.

- Ca ne changera rien : le regret c'est un de mes organes.


Dehors, je croisai Porchiffon Lagadoue. Cette fois, ces propos étaient parfaitement intelligibles : « Encore un cocu de la dernière chance ! »


Il faisait salement nuit. Froid humide, Lune wassingue, colère...

Je m'arrêtai sous un réverbère pour allumer une cigarette. A l'instant où j'approchais le briquet, mon geste s'engourdit, ralentit, l'espace coagulait... Quand la flamme, au prix d'un effort monstre, atteignit la clope, je vis l'éclair d'un flash. On me photographiait. Qui ? Pourquoi ?


Je tombai inanimé.


Quand je repris conscience, j'étais dans mon salon, allongé sur le canapé. Mais nom de Dieu, qu'est-ce qu'elle foutait là, assise sur une chaise, tricotant sereinement - un nerf à l'endroit, un nerf à l'envers ? la vieille beauceronne au sourire méchant ?


Constatant mon réveil, elle ricana :

- Tu t'endors n'importe quand, n'importe où, tu commences à digérer difficilement toute cette enfance, mon vieil amour.



A ces mots, mon sang et mon cerveau noircirent instantanément, mon cœur ne pompait plus que la rage liquéfiée. Je me levai d'un bond et massacrai l'abjecte cambroussarde à grands coups d'aiguilles à tricoter.


SECOND MANUSCRIT


Quelqu'un a dit : « C'est lui, c'est l'ogre », ou quelque chose comme ça, peut-être « le loup » ; féroce en tout cas, très méchant. Moi, depuis longtemps, je voulais dormir du tiède. J'espérais rêver d'animaux doux bordés d'hiver. Du blanc heureux dans son pelage. Paupières bien propres, chuchotements, nombreux, beaucoup de voix lisses. Ca y était presque, j'avais retrouvé la bonne respiration, le grand poumon qui purifie la nuit. Ca y était presque... Et paf !... la lumière.


J'ai eu très peur. J'ai dû crier qu'il ne faisait pas jour. Foutez moi la paix ! Enterrez-moi toutes vos lumières !


Mais si. Il faisait vraiment jour. Les rideaux n'y pouvaient rien. Et moi j'étais bien moi, bien là, dans la chambre ; moi, j'avais tort, j'étais tort... et tout le reste, tous les autres faisaient vraiment jour.


J'ai senti ma bouche, l'intérieur. Méduses sur la langue. Soif, je mâchais la soif. Ma bouteille d'eau était vide. La peinture du plafond se craquelait, une vraie peau de désert qui contaminait mon front. Je n'osais pas regarder mon mur. Epuisé, j'étais lourd, les jambes pleines de vase.


J'ai quand même réussi à me lever. Je tremblais dans mon pyjama humide. Froid. J'avais sué du froid. J'ai ôté ma veste. Je puais un peu.


J'ai rempli ma bouteille au robinet du lavabo, j'ai fermé les yeux et j'ai bu, longtemps.


« Oh ! ça sent mauvais chez vous ! » a dit mon infirmière préférée, la plus jolie, comme une personne que j'ai connue, dont je me souviens sans image, juste une nuance de buée. J'avais honte, mais j'étais trop fatigué pour la douche. J'ai refusé du chef.

- Si, Monsieur, il faut y aller. Je vous rappelle que vous avez ce matin un rendez-vous important.

Elle disait ça doucement, en souriant. J'ai pleurniché un peu. Je répétais que j'étais trop crevé, épuisé, le corps et l'âme saturés de vase. Impossible de la convaincre.


J'ai pris mon paquet de cigarettes tandis qu'elle affirmait que ça irait mieux après le café, la douche et la promenade.


Ah, la promenade ! Sous étroite surveillance ! sous ciel exigu ! Jamais seul dehors, donc jamais vraiment dehors, même dans le parc, les lisses hêtres, les hauts chênes, les condamnés ormes... toutes les sommités vertes m'ignorent. Jamais dehors, toujours accompagné par l'infirmier: Luc, Alex ou Guillaume. Ca dépend des jours. Luc, Alex ou Guillaume, peu importe, c'est toujours le même. Il dit :

- vous récitez bien, vous en savez d'autres ? 

Je dis :

- Oui plein d'autres, mais je ne sais pas lesquels ; les poèmes s'imposent comme ça, par surprise. Ce dont je suis sûr, c'est qu'ils ne sont pas de moi, mais je ne me rappelle pas les titres ni les auteurs. 

- Lundi, vous avez récité une fable de La Fontaine : « Les animaux malades de la peste. »

- Ah oui... Oui, ça je sais, toutes les récitations d'école, je me souviens de tout, je les revis. Bien clairement, je vois le texte sur mon cahier, page de droite ; mon dessin, page de gauche ; le maître ou la maîtresse, la classe, tout. J'ai pas rêvé, j'ai pas toujours habité ici.


- Bien sûr que non.

- Bien sûr que non... et bien sûr de rien d'autre.

- Ca reviendra, progressivement, ou d'un seul coup, on ne peut pas prévoir. Mais ça reviendra.

- Je me demande si je ne veux pas que ça reste où ça est ... ça était.

- On ne décide pas

- « vivre malgré soi

dans un grenier où tout chancelle

où l'avenir n'est plus lisible au fond des mains... » Dites, c'est vrai que je suis dangereux ?...


Elle m'a dit en sortant : je sais que ce n'est pas facile, mais essayez de moins fumer. J'ai dit que je n'essaierai même pas d'essayer. Elle n'a pas entendu. J'ai allumé une cigarette. Ca tue les méduses. J'en ai craché au moins trois cadavres dans le lavabo. Et puis fumé une autre, et une troisième, très vite, jusqu'au bout, jusqu'à brûler le bout des doigts.


J'ai ouvert les rideaux. Le ciel semblait assez réel malgré ses lézardes. J'ai fermé les yeux un bon moment, et puis, brusquement, je me suis tourné vers mon mur, les yeux grands ouverts. Oui, mon mur était toujours là, comme moi, comme le jour, personne n'avait démonté tout ça. Je me suis approché, tout près, jusqu'à coller mon front au front du dieu Ogre. J'ai essayé une prière, mais je n'arrivais pas à y croire. J'ai pris un peu de recul pour mieux capter le regard d'Ogre. Impossible d'oublier que c'était moi qui avais peint tout ça.


J'ai fixé, longtemps, longtemps mon mur. Les couleurs finissaient par en souffrir, couler, se mélanger aux larmes, cependant je résistais...


- Monsieur, calmez-vous.

Encore l'infirmière. Elle venait m'amadouer. Son but était clair : la douche.


Elle a regardé mon mur avec intérêt, admiration. Elle a dit :

- Vous avez changé quelque chose depuis hier soir... Mais quoi ?... Je n'arrive pas à saisir quoi. 

- C'est le Grillon, le déguisement, ai-je précisé.

Elle hésitait, perplexe, mais elle a renoncé à en demander plus.

- La douche est libre. Vous verrez, vous vous sentirez mieux.

Elle a dit ça comme s'il s'agissait du passage vers une vie nouvelle. J'ai repris :

- Et je sentirai bon... Je me sentirai bon.

Elle a souri.

Je lui ai demandé de jurer la propreté de la salle de douche : pas de poils collés ! Et surtout, pas de vieux pansements !

Elle a juré, en affectant de ne pas prendre mon angoisse au sérieux.


*


« Aurore... aurore... aurore... » répète Grillon. « Vêprée... vêprée... vêprée... » dis-je. Le dieu Ogre sourit. Sourire doré cerné de rouge, petites planètes de sang dans les yeux du dieu jongleur, du dieu dompteur de clowns, mangeur d'épées, dévorateur de fauves et de bébés sans naissance. Il a fait mal avec ses yeux coupants, avec son sourire pointu, avec la reptation des rides ; l'aurore le sait, elle reste recluse dans son faux jaune. Ils s'en foutent ! A moi l'humiliation ! Je reste dans l'introuvable... Mais ils s'en foutent ! Ca se voit dans le vol de l'oiseau, dans les reflets du chat. Ils se le disent en silence : Faites passer aux anges ! Faites passer, pendant que j'y crois encore ! Ils ne m'entendent pas. Moi, je suis bon pour les fenêtres sales, un lécheur de buée, mais la buée des murs est trop épaisse. Moi je suis bon pour la viande, le matin, toujours se lever, chercher, peiner, occuper les cellules, lécher les murs... Ogre, je t'offrirai une femelle, une jolie joueuse de temps, je la déposerai sur ton ombre, tu pourras passer l'éternité à te régaler par avance... Pourquoi ces racines ? Ca fait mal ! ça fouille, ça creuse mon air !...


- Vous sentez mieux ? m'a demandé le docteur.

J'ai répondu :

- Forcément... Tout à l'heure j'ai failli mourir de suffocation.

- Pas du tout, vous respiriez normalement, je n'ai détecté que des extrasystoles, rien de méchant. Seulement vous étiez dans un état paroxystique qui vous a retranché de la réalité pendant environ une demi-heure. J'ai modifié votre traitement. Maintenant vous êtes debout, c'est très bien.


Guillaume, ou Alex, ou peut-être Luc me tenait le bras car je tenais debout, certes, mais j'étais vertigineux. Nous n'étions pas dans le cabinet de consultations, mais dans un beau salon bien propre, tout à la bonne place. L'infirmier m'a accompagné jusqu'à un fauteuil où je me suis laissé tomber. J'étais bien habillé. Je sentais bon. Quelqu'un d'autre était là, avec le toubib, il parlait de moi. C'était important. Il s'est approché et m'a serré la main. Il s'est présenté : un nom très long, je ne m'en souviens plus, je sais seulement que ça ressemblait à un nom de médicament. Il m'a dit qu'il avait vu mon mur pendant mon « absence ». Il a dit que c'était extraordinaire, que ça perdait vraiment beaucoup en photo. Ses mots pataugeaient dans ma tête, j'étais tout à l'étonnement d'être là. J'ai quand même réussi à répondre : « Oui, c'est beau, ça me plaît. »


Ils ont parlé de l'exposition de mes autres peintures. Je n'arrivais pas à m'intéresser. Je voulais me rendormir. D'eux à moi l'espace devenait crayeux, j'aurais pu gratter, en garder sous les ongles.


L'autre m'a dit : « Je ne vous voyais pas si jeune. »


Ses mots ont duré. Puis ils ont fondu lentement dans ma bouche.

Depuis, je n'ai plus envie de raconter .

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Commentaires (5)

AYSLANE
Posté par
le 20/03/2012
J'ai lu et apprécié ce texte, bien que j'en sorte sans aucun mot dans la bouche, comme si tout avait été dit.
J'y ai trouvé la folie, le mélange du réel ou le réel mélange, l'envie d'aimer... et peut-être au détours d'une ligne l'amour de l'envie...
Posté par
le 22/03/2012
Une blessure non cicatrisée, et un retentissement psycho/somatique. Un voyage entre la réalité et le temps. Le temps dans plusieurs dimensions ?
Jean-Mi
Posté par
le 26/03/2012
Oui Ayslane: aimer, apprendre, créer, transmettre... la vie en quelques verbes.
Jean-Mi
Posté par
le 26/03/2012
Plusieurs cicatrices, Evelyne, pour une seule blessure. Quant au temps, il se contente d'être du passé, dimension boiteuse. En tout cas merci à tous d'avoir lu ce texte relativement long.
Posté par
le 26/03/2012
Je parlais toujours de la même dimension "au propre", quand j'ai fait mention de plusieurs, c'était au sens "figuré.
Espérons que cela reste du Passé, quelqu'en soit le mode.
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