"Je multiplie les portes imprévues" (Yves Martin)
«JE MULTIPLIE LES PORTES IMPRÉVUES» (Yves Martin)
«Chambelland! Tavernier! Arrêtez d’emmerder Robert!», s’écrie Yves Martin, en pleine conversation téléphonique. Un instant de stupeur, avant de me rappeler que le poète a baptisé ses plus de vingt chats du nom de ses amis: Bachelin, Klée, Kober, Eibel, Joubert... Il paraît que Tavernier est le plus teigneux. J’ignorais qu’Yves avait adopté mon double félin. Ça me touche. Le matou est un beau gros chartreux, très doux. «Ce qui est curieux, parce qu'on ne peut pas vraiment dire que Jean-Michel Robert soit doux». Cette remarque en passant, parenthèse d'un entretien publié par la revue "Pris de peur", est peut-être une allusion à l'unique conflit qui nous a opposés, le temps d'un café-cognac. Il s'agissait du collectif, en général, qu'il condamnait d'un seul paquet, je suppose qu'il aurait volontiers contresigné ces paroles de Brassens:
"Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
Est plus de quatre on est une bande de cons."
Ayant horreur des généralisations qui me semblent abusives, j’avais tenté de nuancer. En vain. Je dois avouer avoir alors haussé le ton, pour le regretter aussitôt: nous ne parlions pas de la même chose. Il était question pour moi de situations où rien n’est possible sans solidarité; pour lui, l’urgence permanente de sauver sa peau quand la masse s’identifie au «Grand Rongeur». Mais attention, Martin n’en est pas pour autant le solitaire aigri ou dédaigneux, c’est le solitaire surpeuplé, île déserte paradoxale; il communie avec tous les vivants, étant entendu que certains morts sont encore assez ivres pour vivre en lui*, et que les choses, selon leur disposition, leur apparition recèlent des temps égarés, des destins en puissance que la poésie, d’un seul regard, traduit en acte. Ne reste au poème qu’à révéler:
"- Votre chambre - Aussitôt
Je change les objets de place. Rapports magiques.
Dans les couloirs, je croise des lotions
Aussi brutales que du vin.
Plages, pavot, médiums,
Je suis un de ceux-ci."
M'a toujours fasciné chez “l'enfant démesuré”cette faculté d'assigner spontanément un rôle, une aventure, «une féerie catastrophique» à ce qui passe généralement pour quantité négligeable, pour léger détail. D'une allumette éteinte jaillit un incendie de forêt; les pompiers s’en foutent: "fermé pour cause de mistral" est affiché à l’entrée de la caserne. Les fillettes, les midinettes («choisies comme des crayons de couleurs»), les jeunes filles, chaque passante quelque peu magnétique peuvent à tout instant se couvrir d’une buée de déesse, ou merveilleusement agoniser en griottes fondantes. Martin a dit et répété que rien n’est ordinaire, tout être est unique et mérite sa chance de légende, héroïque ou burlesque, aussi fugace soit-elle. Ainsi que pense-t-il de la gravitation universelle, ce pianiste, «dont seules les couilles montent au ciel»? Et ce patron de caboulot, se doutait-il en se levant matin qu’il serait au soir capitaine de vaisseau fantôme?... Oui, "L’enfant démesuré"**, titre on ne peut plus juste:
"Perpétuel enfant, je n’ai jamais voulu perdre le parc."
Pour la plupart des adultes «l’une fois pour toutes», le clairement défini dominent. Il ne saurait être question de bouleverser ce qui est majoritairement considéré comme vrai, réel, utile et responsable. Le rêve ne concerne que le dormeur, la paresse le parasite, la lenteur le malade, l’amour fou le naïf. Si parfois l’adulte se ménage un temps libre, exerce son droit à la rêverie, au rire, à l’évasion, s’il crée, cultive son plaisir, se cultive, ce ne peut être que dans les strictes limites des loisirs. Ou de la retraite. Bien sûr, très tôt, le chantage social intimide, terrorise même: voilà les possibles, c’est ça ou la déchéance certaine. Allez, vite, plus vite, l’homme sera compétitif ou ne sera pas. S’étonner que les choses soient ce qu’elles sont trahit au mieux une régression, au pire une maladie mentale. "Je n’ai jamais su choisir", titre Martin en 1990. Aveu d’un irresponsable ou refus des choix de dupes? Certes, enfant, mais celui-ci a beaucoup appris pour survivre, particulièrement l’art d’être non pas un autre mais tout ce que captent ses sens :
"On est le piaf sur le bouleau, le piaf méticuleux qui va et vient comme un cure-dents…On est le sapin roux que l’hiver a séché dont les aiguilles sous les doigts s’éparpillent comme des tisanes, du thé…On est la voisine qui dès sept heures, occupe son balcon… On sent vraiment sa chemise de nuit contre sa peau, une chemise de nuit fuyante qui lui procure la sensation d’être la petite fille d’autrefois sur le toboggan des rampes d’escalier… On est le jet d’eau qui disjoncte du dixième étage…"
Ailleurs, on le retrouve loup-garou, puis Bouddha… Son patron, ses collègues, le marchand de merguez, les professionnelles, sa mère, les écrivains, les «stars» des grands films aussi bien que celles des pornos vivent dans un monde qu’ils ne soupçonnent pas: l’ivresse d’Yves Martin. Cette ivresse - même si elle est loin d’ignorer ses dettes de «cervoise» et de «pichtogom» - n’est celle de l’ivrogne que par anecdote, c’est surtout celle du passé et du présent simultanés, du quotidien encanaillé d’imaginaire, du merveilleux qui se nourrit de sa propre disette, de la maladie ailée, de la lutte désespérément courageuse d’un homme surréel jusqu’à la dernière rasade de peur.
"Je suis le brasier de tous les miracles, de toutes les détresses."
Jean-Michel Robert
* Assez ivre pour être vivant, 1987, La Bartavelle.
** Ed. Le Tout sur le Tout, 1983.
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BIOBIBLIOGRAPHIE
YVES MARTIN RÉSUMÉ PAR LUI-MÊME EN 1974
Né le 13 octobre 1936 à Villeurbanne (Rhône). La drôle de guerre le bourlingue à Lyon où il fait le mur de chez les Jésuites en un coin de Côte d'Or paisible chez un grand-père et une grand-mère comme on en voit sur les gravures. Paris. Études dans un collège religieux jusqu'à la 3ème. Tombe malade. Plateau d'Assy. Deux amis lui font découvrir la poésie. Passion pour Rilke, pour Jacques Prével, pour une tonne de poètes. Rentre dans la vie normale où il s'ennuie prodigieusement. Loupe son baccalauréat. Un ami de la famille a l'idée de le caser dans le notariat où il se trouve toujours. Parallèlement s'enflamme pour le cinéma.Fonde Le Nickel Odéon avec notamment Bertrand Tavernier et Bernard Martinand, qui fut pour quelques-uns révélateur.Publie après pas mal de tribulations en 1964 son premier livre, un roman-poème Le Partisan. Cherche à publier un Mini-Cinéma français avec Bernard Martinand qui a eu et a encore bien des malheurs. Réputation de haut gosier. Se sent très seul quand il voit passer une jolie femme ou une petite fille dont l'univers lui sera à jamais inconnu.
Texte publié dans “Je rêverai encore”, premier livre de nouvelles d'Yves Martin (Alfred Eibel, Editeur. 1978).
BIBLIOGRAPHIE (établie par Dominique Joubert pour l'édition de Le Manège des mélancolies, trente ans de poésies inédites, éditions La Table Ronde, 1996).
POÉSIES
CHEZ GUY CHAMBELLAND
"Le Partisan", avec une préface de Jean Breton. (Repris, suivi de Le Marcheur, par la Table Ronde, coll. “La Petite Vermillon”, 1996.)
"Biographies", 1966.
"Poèmes courts suivis d'un long", 1969.
"Le Marcheur", 1972.
"Je fais bouillir mon vin ", 1978.
"De la rue elle crie" , 1982.
"Mr William" , 1984.
"Le pommier" , 1993.
AUX ÉDITIONS LA BARTAVELLE
"Assez ivre pour être vivant", 1987.
"Je n'ai jamais su choisir", 1990.
"L'Hôpital vole" , 1992.
AUX ÉDITIONS TABLE RASE / ÉCRITS DES FORGES
"La mort est méconnaissable", 1990. Prix Apollinaire 1991.
PROSES
"Je rêverai encore", Alfred Eibel puis Le Tout sur le Tout, 1978.
"Un peu d'électricité sous un grand masque noir" , Le Cherche-Midi, 1979.
"L'enfant démesuré" , Le Tout sur le Tout, 1983.
"Retour contre soi" , Le Dilettante, 1987.
"Visions d'Anvers" , Le Tout sur le Tout, 1987.
"Testament zéro" , La Bartavelle, 1990.
"Vigneux-sur-Seine ou le flâneur n'est jamais perdant" , Ville de Vigneux-sur-Seine, 1991.
"Le Nymphéa et le Confetti" (avec Christian Zeimer), Voix, 1992.
"Gris bonheur" , La Bartavelle, 1992.
"Bouton d'or" , Le Milieu du jour, 1993.
"Les Surprises perpétuelles du poisson-girafe" (avec Didier Chenu), Passeport 92-93, Fragments Éditions, 1993.
"Mes prisonnières" , Zulma, 1994.
PRÉFACES, POSTFACES, CRITIQUES
"Une rencontre” , in Patmos, d'Ilarie Voronca, Le Pont de l' Épée, N°59, 1977.
"Les charmes de l'ombre ou une promenade peut-être imaginaire avec Roger Kovalski", Grandes largeurs, 1984, repris en préface au recueil "Un sommeil différent" de Roger Kovalski, La Différence, coll. “Orphée”, 1992.
“Emmanuel Lochac: l'invisible en prières”, Jointures n° 9, 1986.
“Postface en forme de feuilleton”, postface à "Faire un tour de Jean-Michel Robert", La Bartavelle, 1988.
“François Coppée ou la foi naïve du flâneur”, in Dizains de François Coppée, Le Pont sous l'Eau n°3, 1989.
“Claude de Burine ou la magie du vrai”, Les Hommes sans épaules, n°3, 1992.
Préface à Opaque précédé de Les grand-froids d'Alain Morin, Saint-Germain-des -Prés, 1975. (1)
“Pierre Perrin, un poète solitaire”, postface à Manque à vivre de Pierre Perrin, Possibles, 1985. (2)
1 et 2: ajoutés par J-M. Robert
DOSSIERS CONSACRÉS À YVES MARTIN
Possibles, n° 18-19. 1979.
La Sape, n° 31, 1992.
Brèves , n° 44, 1994.
On peut trouver un recueil inédit d'Yves Martin préfacé par Claude Vercey ainsi que les témoignages de Michel Méresse et du poète, peintre et romancier Alain Simon – qui nous manque cruellement - dans la revue Décharge N°150.
CHOIX DE POÈMES
Extraits de “Le marcheur”
Vous êtes fiers de vos mots crus.
Vous pensez: la voie est libre
Pour la crampette facile, les bosses infatigables.
Ce n'est pas vous qui payeriez de petites femmes.
Vous n'avez que faire de frisotter, de bougonner les billards,
De libérer l'apéro, vous ne buvez pas d'alcool.
Vous vous posez dans le bois, vous attendez l'étincelle.
Les sodas frémissent bien frais: votre marée.
Vous ne pouvez imaginer tenir une rue comme un bouquet.
Pour vous, une rose ne peut être que visible.
Un bistrot n'a pas de fougères, de silence, d'espace.
La vraie vie ne partage pas ses grillons.
*
La maladie je la vois, elle me téléphone.
Elle prend le visage de ceux que j'aime.
Elle était autrefois la salle d'étude, le soir,
Quand le pion ne voulait pas ouvrir son journal,
Quand il me fallait garder les muscles, la chair haute.
Elle était la coupe suspecte des fleurs, roses,
Vanille des marronniers,
La fenaison de sable des tilleuls,
Les femmes évidentes pour les autres,
Les mots qui n'auraient jamais dû être opposés.
Elle se glisse ce matin dans ce livre si juste
Que je suis le pyjama entrouvert sur l'âge qui monte.
Je n'aurai jamais assez de chiens pour me libérer de la chasse,
De l'éternelle petite fille, gouine de la mort.
Extraits de “Poèmes courts suivis d'un long”.
Douceur des rues. Les femmes portent des petits bérets.
Dernières roses. Dernières tendresses
Ah! Que revienne la fille au pull blanc
La Seine rêve, puis s'enflamme.
J'ai trop écrit, mal vécu
Chambres à chambres, villes à villes.
Les bateaux n'ont pas chanté, les fleurs ne murmurent.
J'ai peur d'avoir sacrifié à la seule féerie.
*
Le vent ne te brûlera. Jungles, déserts, cessez!
Voici la ville. Quel était ce secret longuement poursuivi?
Là, tu trouveras le vin droit, la phrase franche.
Au port, ruissellent les voiliers, bagarrent les saumures.
Ah! s'asseoir aux terrasses des cafés des après-midis entières!
Les filles songent. Les garçons durcissent le tabac.
Au pays, ta mère est au jardin, ta sœur coud
À la croisée, parfois s'enflamment ses longues nattes.
Tant de force, de cœur, d'aventures féroces!
Mers ouvertes. Continents pris, abandonnés!
Pour quel secret? Ecoute. Les platanes frémissent.
Prends ton chapeau. Avance. Enferme tes mains dans les miennes.
Tu ne seras jamais seul.
*
Sort du bureau. Papillote
Cherche un film, hésite
Achète une friandise chez un charcutier
Il ne devine pas. Il a peut-être mal.
Un demi. Derrière le tabac,
Assise. Il voudrait.
Un sac de fourrure, elle le retrousse
Courage, ça va passer.
Cette garce dans le métro
Une érection, une priapée de moineau
Monte de biais, glisse sur son lit.
Un talon. La mort. Moins.
Extraits de “Biographies.
Elle s'inclina. Étincela
Noua, d'un trait, ses cheveux courts.
Dire que nous aurions pu marcher ensemble
Devant la seule maison qui me bouleverse.
La pluie s'est tue. Paris lève
Une auto, des hommes chantent
Elle prend une cigarette, l'abandonne
Je m'avance, hésite, tremble.
L'ombre bleue, les passants limpides
Un baiser immense. Une vie immense
Je te prends l'épaule, nous nous prenons la main
Ne plus écrire. Le coeur est formidable.
*
commentaire
et non conformiste